Rue Hillairet, rue Tillier, Sofia et Bonnefoy
En ce temps de confinement, voyager dans la ville se fait en mémoire ou en rêve. Je suis retourné dans mon passé. J’ai retrouvé un poème que j’avais commencé quand je me languissais de beaucoup de choses, et de Sofia aussi. Je l’avais rencontrée par la grâce de l’Internet naissant, tout émerveillé à la découverte d’une mailing list MSN dédiée à la littérature et de ce message d’une professeur de français d’outre-atlantique demandant des informations sur Yves Bonnefoy. Enthousiasmé de cette possibilité de la rencontre sans l’angoisse des premiers contacts quand la peur de l’erreur inhibe la joie de l’autre et de sa nouveauté, nous vide de notre originalité et nous conforme, je m’étais plongé dans Bonnefoy. Excité comme un enfant découvrant qu’il y a un autre enfant dans la cour qui goûte les mêmes jeux et partage les mêmes rêves, j’avais, outre des explications sur la vie et l’œuvre du poète , décidé de répondre en recopiant la totalité du premier poème du recueil « Ce qui fut sans lumière », intitulé « le souvenir ».
C’est un long poème. Il contient 136 vers répartis en 9 strophes dont la plus petite contient 7 vers et la plus grande 31 – J’en livre les 3 premières :
Ce souvenir me hante que le vent tourne
D’un coup, là-bas, sur la maison fermée.
C’est un grand bruit de toile par le monde,
On dirait que l’étoffe de la couleur
Vient de se déchirer jusqu’au fond des choses.
Le souvenir s’éloigne mais il revient,
C’est un homme et une femme masqués, on dirait qu’ils tentent
De mettre à flot une barque trop grande.
Le vent rabat la voile sur leur geste,
Le feu prend dans la voile, l’eau est noire.
Que faire de tes dons, ô souvenir,
Sinon recommencer le plus vieux rêve,
Croire que je m’éveille ? La nuit est calme,
Sa lumière ruisselle sur les eaux,
La voile des étoiles frémit à peine
Dans la brise qui passe par les mondes.
La barque de chaque chose, de chaque vie
Dort, dans la masse de l’ombre de la terre,
Et la maison respire presque sans bruit,
L’oiseau dont nous ne savions pas le nom dans la vallée
À peine a-t-il lancé, on dirait moqueuses
Mais non sans compassion, ce qui fait peur,
Ses deux notes indistinctes trop près de nous.
Je me lève, j’écoute ce silence,
Je vais à la fenêtre, une fois encore,
Qui domine la terre que j ‘ai aimé.
Ô joies, comme un rameur au loin, qui bouge peu
Sur la nappe brillante, et plus loin encore
Brûlent sans bruit terrestre les flambeaux
Des montagnes, des fleuves, des vallées.
Joies, et nous ne savions si c’était en nous
Comme vaine rumeur et lueur de rêve
Cette suite de salles et tables
Chargées de fruits, de pierres et de fleurs
Ou ce qu’un dieu voulait, pour une fête
Qu’il donnerait, puisque nous consentions,
Tout un été dans sa maison d’enfance.
…
Le souvenir, le vent, la mer, le rêve, la nuit, les étoiles, le sommeil, la maison fermée, le paysage, face à lui la petitesse de l’homme et les fêtes brillantes dans des palais de songe … Les racines de l’arbre Bonnefoy ont bien bu aux sources surréalistes ; on ne peut que ces vers ne suscitent en nous des images, des scènes, dont l’atmosphère, la couleur, la musique, ressortent complètement de ce fonds du romantisme dont le surréalisme est un juvénile rebond ; de ses nuits enlunées, de sa mer éternelle, de ses solitudes humaines sous le poids des étoiles, de son voile de rêve et d’incoercible mélancolie qu’il s’interpose devant toute chose et bien sûr, de ce paysage, qui est aussi sa métaphore, vu d’un surplomb, montagnes, fleuves, glaciers, au loin, signes incertains des divinités, et le miroir des eaux en contrebas où l’humanité croit qu’elle bouge mais elle fait du sur-place…
En outre de cette puissance d’évocation, je ne peux m’empêcher, à le relire, d’y déceler une envie d’élégie, une tentative d’imitation rilkéenne, un peu « plaquée », qui en renforce l’a-temporel ce qui me gêne ; à lire Bonnefoy, parfois, j’ai le sentiment d’un artifice et que pour pleinement l’apprécier il faut abdiquer d’un peu de son existence, de ce qui est juste d’être là dans le temps, et accepter l’exil dans un lieu qui n’est pas, dont il sera difficile, quand on en reviendra, de garder substance : Nouer en quelque sorte un pacte d’extraterritorialité et d’inutilité. Parfois, j’imagine qu’il y manque un peu de voiture, de klaxon, des odeurs,de la criaillerie – un peu moins de distant, un peu plus de crasse.
Et pourtant j’aime ce poème ; d’abord la force des images intérieures qu’il lève en moi, comme le font certaines Illuminations de Rimbaud ; et puis sa forme qui n’est bien-sûr pas étrangère à sa force d’évocation, sa structure, le rythme que portent ses vers ; ces vers, qui, même s’ils sont libres, et quoiqu’en puisse penser Réda, incorporent bien une nécessité dans le découpage qu’ils opèrent, autour d’un pivot fragile, le décasyllabe ; fragile en ce que son rythme hésite à s’établir, le fait souvent par « tranche », que cela soit sur ses 10 temps de base, sur les 12 de l’alexandrin, et, souvent, sur l’intermédiaire à 11 pieds – hésitation aussi pour le lecteur à décider si le e final des mots se prononce ou s’élude ; cette fragilité accroît la respiration du poème d’une complexité vitale, d’autant plus quand le vers claque soudain sur 2 temps, comme le souffle se coupe soudain sur une révélation.
Bref – je retourne à Sofia et au message que je lui avait envoyé. Je l’avais complété d’une remarque, dont la cuistrerie me fait honte encore. J’y disais que j’avais bien peur qu’un professeur d’Amérique, de ce pays si loin au paysage jeune tant moins modelé remodelé que celui de notre Europe, et à la respiration si ample ou bien compressé dans des villes si verticales, ne puisse comprendre la matière proprement de chez nous qui circulait dans le poème. Je savais, au moment d’appuyer sur la touche d’envoi, la stupidité de cette remarque , que sut me renvoyer en boomerang et avec une délicate ironie Sofia, qui m’indiqua qu’elle était d’Europe, y était née, y avait longtemps vécu et me mis au défi de reconnaître dans son nom le pays de sa naissance. C’est de là que se développa sur plus de 2 ans notre amitié. Elle s’est éteinte. Elle a été principalement épistolaire même si nous nous sommes rencontrer physiquement quelques semaines pendant les 2 derniers étés.
(Je compte revenir mais plus tard à Sofia – Ce sera forcément avec une tristesse souriante, maintenant qu’elle n’est plus)
Quelques années avaient passé, je n’osais plus prendre des nouvelles de Sofia, elle me manquait, je la portais en moi quand je labourais les rues de Paris. Je gardais en mémoire, mais une mémoire peu assurée comme d’un rêve, les moments, où, quand nous étions encore dans l’amitié active, j’avais vécu un sentiment proche d’une révélation, l’impression d’être soudain dans le monde, un organisme connecté avec tous les autres qui le constituent, habité d’un connaissance sans langage. C’était, j’en étais maintenant sûr, parce qu’il y avait – et avec elle, flottants, ailés, jamais absents même si parfois ténus, son regard, sa confiance et ses reproches et sa naïveté – l’idée de Sofia, à mes côtés. Ce jour-là, je remontais la rue Hillairet, de la coulée verte à la rue de Reuilly. Le vent qui forçait a mis dans mes pieds un courant presque continu de déchets, papiers, sacs, poussières, feuilles, comme du temps rendu tangible. Il montait jusqu’à la moitié de mes mollets, grande fuite éperdue des choses abandonnées et c’était comme si quelque chose en moi tentait aussi de s’enfuir. Le premier vers de ce faible poème (ce qu’on aura oublié a-t-il jamais existé ?) a pris alors ma bouche et il fallait qu’il s’adresse à Sofia qui à ce moment-là était encore vivante (la question n’est pas fameuse, Sofia, je le sais). J’étais envahi, par bouffée, du souvenir d’un de ces moments dont je viens de parler, une traversée de la ruer Tillier, ce trait d’union entre le douzième et le onzième arrondissement ; une traversée dans un temps où la rue vivait autrement, et où j’existais encore pour Sofia. Je revenais du travail dans cette soirée de décembre, un peu ivre, c’était après un pot de Noël. Quand j’ai quitté la lumière du faubourg Saint-Antoine pour entrer dans la rue, j’ai changé de royaume.
J’étais grisé, dans tous les sens du terme. La pénombre n’était pas une absence de lumière, elle rayonnait ; elle absorbait la lumière des boutique comme le font du soleil, en mars, ces gros nuages gris dont les bords, très clairs et brillants, se fondent ou se dissolvent dans son cœur implacablement sombre qu’ils animent d’une pulsation vaguement laiteuse. C’était comme rentrer dans une caverne à ciel ouvert. Il était déjà tard mais le tapissier travaillait encore, il clouait une doublure de chanvre au cul d’un fauteuil avec la semence qu’il allait chercher entre ses lèvres ; la lumière venait d’une unique lampe posée à ses pieds qui projetait sur le mur de l’arrière boutique les silhouettes en noir et blanc des chaises suspendus à des crochets de fer, attendant qu’on regarnisse leur dossier et leur assise.
De l’autre côté de la rue, le serrurier avec refermé son rideau de zinc. Je me souvenais d’une autre traversée, dans un début d’après-midi printanier, quand une fontaine d’étincelles avait jailli de sa boutique sur le trottoir et jusqu’au milieu de la rue, accompagnée du hurlement si particulier que fait une meule mordant l’acier. Ce soir de décembre, mon cœur grondait de joie à ce souvenir, en écho au grondement rêvé de la forge de Vulcain dont soudain je n’ai pu chasser l’idée. Puis, toujours du même côté de la rue, au moment d’atteindre l’atelier-salon-chambre-à-coucher-cuisine du photographe, mes pieds ont commencé à rouler sur des épis de mais ; j’ai tourné mon regard vers la résidence, principalemnt habitée de travailleurs africains, dont la façade était, à cette époque, ornée d’un archer découpé dans une plaque de laiton. Il avait un genou à terre, il visait le ciel. Des rires, des interpellations joyeuses, ou parfois, me semblait-il, des diatribes et des insultes s’échangeaient entres des petits groupes rassemblés sur le trottoir, débordant sur la rue, et ceux, que l’altitude rendaient plus assurés, qui se penchaient aux fenêtres de la résidence – je m’aperçois maintenant, que dans cette soirée de décembre, froide, sombre, ces joyeux et sonores échanges devaient être bien atténués ; comme pour le serrurier, s’agit-il plutôt d’un souvenir dans le souvenir.
J’ai atteint la vitrine du matelassier. La lumière était éteinte. Sur le fond presque noir, la bourre dessinait un triangle rectangle plus clair dont l’hypoténuse partait du coin droit supérieur de la vitrine et finissait au milieu de sa base ; ils n’y étaient pas, mais je les ai tout de même vus, tant leur présence s’était imposée à moi, à l’orée de la rue, chaque matin pendant presque 10 ans sur le chemin du travail : le matelassier, son nez en chou-fleur et en arrière sa femme, dont je n’ai jamais vu le visage sans ce masque de sévérité, toujours, surmontant une blouse éternellement grise.
Le mystère de cette traversée s’accroissait de cet indéniable miracle que, dans cette pénombre dont j’ai parlé, depuis la boutique du tapissier jusqu’à celle du matelassier, une mince ligne de lumière, comme un serpentin ondulant, précédait mes pas. Elle courait dans le caniveau et quoique d’elle je ne voyais à chacun de mes pas que les deux ou trois mètres suivant, elle n’a jamais failli à toujours précéder ma marche de sa lueur clignotante. Je ne sais à quelle conjonction fabuleuse d’éléments, pourtant banals si on les prend un à un, était dû le miracle de cet instant. Puis j’ai découvert, presque au bout de la rue, la K7 éventrée où rentrait le fil doré.
Ce qu’on aura oublié a-t-il jamais existé ?
La question n’est pas fameuse, Sofia, je le sais
Mais je suis sur la trace des couleurs rue Hillairet
Je remonte le stream bruissant des papiers déchirés.
Les sacs en plastique respirent et battent des ailes
J’ai la tête au ciel gris, les pieds dans la voie lactée
Du tissu mouvant des choses défaites – emportées
Par le vent comme l’eau par la pente – le temps ruisselle.
J’en tire un fil – me ramène à une soirée d’hiver
J’avais bu – suivais la ligne d’argent – elle brillait
Sous l’eau du caniveau filait – la rue Tillier montait
Droite issue des Toscanes – Ô rue – cinq siècles après.
Coupées au froid, mes lèvres saignaient – courant devant moi
Le trait aspirait comme fièvre le mercure mes pas.
Le plomb recouvrait les rues, ne reflétait rien – Comment
Portait-il ces lichen d’étoiles, l’humble zézaiement
De la bande dévidée d’une K7 éventrée.
Je suivais sa vague lumière tendre – rattrapée
Jamais – comme main tendue de l’autre côté d’un gué
(Où le sourire apeuré qui dans mon rêve une fois m’appelait)
Je frôlais sans les voir l’éternité des glorieux soirs
– Oublieux, rétine, peau – retiré de tout vouloir.
Le brouhaha des passants devenait chose tangible.
Au seuil des boutiques rayonnant de lumière basse
Flottaient silencieusement les milliers d’ombres tranquilles
De tous ceux qui, y ayant un jour amené leurs pas
S’étaient noyés à jamais dans l’eau trouble des vitrines
Ô Noël ancien ce qui n’est plus revient – il fait signe
Le matelassier que son pif trop généreux boursoufle
Homothétique pendant à la montagne de bourre
qui tombe du plafond et dans le crépuscule repousse
Sourcils épais l’austère épouse enfermée dans sa blouse.
Devant : La verrière d’atelier et les volants roses
Où des bibelots de Chine et des trophées moches s’exposent
Derrière : l’unique pièce où vit où cuisine où dort
-Oeil à deux jambes – l’homme au Leica – qu’on voit qui en sort.
Sur la façade où l’archer accroupi vise le ciel
Jarrets et laiton – rigolards des fenêtres ruissellent
D’africains jurons. Dégrainés les mais sur l’asphalte
Glissent sous nos pieds, jaune, leur érection qui déflate.
Chez le serrurier la meule gueule – gicle l’acier
Ô pluie d’étincelles. La semence du tapissier
le fait sourire en bronze. La lumière à ses pieds
Noir intense projette des squelettes d’échassiers.
La rue verse sa pénombre dans le flux du faubourg
Pousse son étroit front ébloui contre côté-à-côte
La Saint-Antoine droguerie et le Shahan Bazaar
Son peu de lumière accru de leurs bassines en plastoc.