Les feux de Paris – Aragon

Toujours lorsque aux matins obscènes
Entre les jambes de la Seine
Comme une noyée aux yeux fous
De la brume de vos poèmes
L’ile Saint-Louis se lève blême
Baudelaire je pense à vous

Ces six vers sont la première strophe du long poème d’Aragon, « les feux de Paris ». Ils convoquent des images, des noms, des mondes, qui, sans l’imagination d’un poète contrainte par les bornes rigides de sa métrique, se frôleraient, s’émouvraient par mutuelle sympathie, certes, mais ne s’entre-tisseraient à ce point de donner naissance à un univers nouveau ; un univers où l’aube s’allume aux portes des bordels, où l’île Saint-Louis est une Inconnue de la seine aux yeux grands ouverts aussi bien qu’un sexe affolé entre deux courants d’eau; un univers prenant naissance et s’y étouffant dans les songes méphitiques d’un fantôme au nom clair. L’explicite de ce poème, contre le rythme qui fait son fond, contre sa mécanique de mélancolique ritournelle, est la protestation au nom du temps présent, la revendication de sa priorité, contre les phares du passé et leur puissante lumière enténébreuses

En arrière à quoi bon chercher
Qu’autrefois sans toi se consume
C’est ici que ton sort s’allume
….

Cette revendication, la dernière strophe du poème la proclame dans un mouvement d’obédience au forcément éternellement jeune parti qui rendait le monde vivable à Aragon et dans celui d’une adolescente et vainement belle, parait-il jamais abolie, rébellion – On reconnait leurs rhétoriques, si souvent enlacées, si souvent jointes, si souvent vidées de la jeune énergie qui les fit naître pour devenir les piliers blanchis d’un ciel d’étain.

Plein feu sur la noirceur des songes
Plein feu sur les arts du mensonge
Flambe perpétuel été
Flambe de notre flamme humaine
Et que partout nos mains ramènent
Le soleil de la vérité

Et pourtant… Et pourtant… Fut-elle légèrement « mirlitonesque », comme dans ce poème – mais c’est aussi qu’il est est une contre-rengaine, comme on attaque un feu par des contre-feux – cette métrique qui contient l’imagination n’en fait pas moins, par la simple nature de l’objet qu’elle taille, des conventions qu’elle normalise et que nous acceptons, entrer en relation des êtres qui normalement ne se rencontrent pas, en géographie des impressions de lecture, en biologie des faubourgs, dans le tangible, mais autrement, la rivière et la froideur de ses muscles, l’histoire qui se met à rêver, la ville qui relève ses jupons et suit la pente de ses inclinations et ses outils, le rythme, la rime, l’assonance autour desquels l’agencement des mots coule des images y joue le même rôle que les ferrures sur lesquelles on a coulé le béton pour qu’elles maintiennent les formes controuvées de certains édifices monumentaux – celui de fixer le mouvement à l’acmé de son déséquilibre et de le faire circuler, liquide, imprévisible, dans l’immobilité apparemment intangible de la construction… mais brisée par la multiplicité des regards, annihilée par l’évocation puissante des associations d’idées et minée par les cheminements intérieurs On sent bien que ce qui est dénoncé, (passé, célébration, nostalgie)

Au diable la beauté lunaire
Et les ténèbres millénaires

est aussi ce qui fascine et que ce qui est condamné dans le poème est aussi ce qui demande le plus de mots. Tout comme nous qui les lisons, Aragon, qui les a écrits, est ce visiteur indélicat pris dans les dentelles et les parfums de la belle morte

Il en trembla comme une feuille
Le voleur brisant le cercueil
Qui vit tout cela devant lui
Parfums profonds qui s’exhalèrent
Ah comme encore elle a dû plaire
À ce visiteur de minuit

Car est-il si sûr que la couleur passée ait moins de vigueur et d’attrait que la rougeur qu’on nous lasse de toujours arborer. Le violet n’a-t-il pas, par exemple, des profondeurs et d’infinies nuances qui, à certains moments du jour ou d’une vie, ravissent plus qu’un soleil de carte postale, bas sur l’horizon – Parfois aussi bas d’horizon, quand il sert à rallier autour d’une religion – La religion n’est-elle pas ce qui reste d’un idéal quand l’ont investi tous les tempéraments et qu’il est devenu l’objet et l’instrument de leur guerre perpétuelle. (Ici, je ne peux m’empêcher d’évoquer ce livre étrange que j’ai découvert dans une librairie du boulevard Pasteur, où je me réfugiais tous les midi il y a 30 ans, après avoir croqué un sandwich au jambon de pays au comptoir de la brasserie qui faisait l’angle avec la rue Lecourbe. J’y passais 1 heure, chaque jour, à discuter littérature avec le libraire qui se désespérait de ne faire de chiffre qu’avec la papeterie qu’il vendait aux élèves du lycée Buffon, dont l’entrée était à 50 mètres de sa boutique – Et quelle étrange habitude, aussi, qu’on a de nommer les lycées avec le nom d’une voie qui ne les borde pas, le lycée Arago bordé par le boulevard Diderot, Montaigne par la rue Auguste Comte, Henri IV par la rue Clovis, etc. – Bref ce livre édité par le centre de Culture Spirituel, tout empreint d’un attendrissant ésotérisme, publié en 1978 mais qui aurait pu l’être au temps de Villiers de l’Isle-Adam ou des tables tournantes de la maison Hugo à Guernesey, dont l’auteur se fait appeler Judith Henry, contient cependant d’admirables pages de littérature dont un court texte de 18 pages sur “la vie des couleurs” qui commence ainsi “toutes les couleurs nous aiment et même les plus rébarbatives voudraient se rendre supportables”. Il est écrit aussi “qu’une préférence pour le violet indique que la vie du sujet est empreinte de dignité, de pensées et d’actes nobles” quand ”Ambitieux, tel est celui qui est épris du rouge. Oui il est toujours prêt à livrer le combat de la vie, mais attention car son ardeur combative peut aller quelques fois à la violence” (on ne pourrait mieux dire !) – Décidément, il faudra que je revienne à ce livre, qui dort depuis 30 ans dans ma bibliothèque et qui à chaque fois que je le feuillette – soit pas plus d’une fois par an – me livre de tels délices)

La belle Lanthelme où est-elle
Qu’on enterra dans ses dentelles
et couverte de ses bijoux
Les yeux ouverts sous la voilette
Comme un bouquet de violettes
Un lait pâle peignant ses joues

Le monde saigne devant toi
Tu marches dans un jour barbare
Le temps présent brûle aux Snack-bars
Son aube pourpre est sur les toits

Et ne peut-on partout lire, depuis sa construction générale jusqu’à l’organisation de ses images, le déchirement de toute une vie, dans ce poème acclamant sagement les débords de la joie et du renversement des idoles, mais s’abîmant dans l’invocation nostalgique et la réminiscence presque touristique de l’avant – Le déchirement qui s’ignore, à moins qu’il ne s’ignore pas, fibre constitutive de la tresse tournée-retournée, affirmant-niant du mentir-vrai.

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