Vers Sofia en passant par N (1)

Je sortais d’un hiver de plusieurs années… Je suis injuste, l’hiver était intermittent ; dans ma vie de tous les jours, il y avait beaucoup de lumière, je dois en savoir gré à ceux qui l’habitaient et y habitent toujours. Mais, à l’intérieur de moi, il y avait  ce grand vide que causait, peut-être, l’impossibilité de produire quoi que ce soit ; cet immense écart entre les sensations d’images et de pensées qui m’envahissaient quand je marchais dans Paris ou dans la campagne qui me connaît si bien et la vacuité qui en suintait, quelques notes, à peine, griffonnées dans un carnet, jamais le même.  Dans ce monde-là, c’était un hiver, vraiment. Qui me poussait à des appels au secours. J’avais contacté N, lui demandant si nous pouvions renouer. Ce qui s’était fait. Oh, sur un petit rythme ! Avec une basse intensité, si loin de l’ébranlement que provoque toujours en moi la simple évocation de son nom. Nous échangions des lettres, nous nous voyions à l’occasion, mais je ressentais bien ce fossé entre le petit recoin douillet de sa vie où elle me parquait et l’emprise presque complète qu’elle avait sur tout un pan de la mienne, y compris sur mon sommeil car les seuls rêves dont je me souvienne sont ceux qu’elle a visités. Mais il faut croire que cela marchait – sans que j’y prenne garde. Depuis que je l’avais revue, des joies apparaissaient et même se prolongeaient. 

J’avais établi des liens avec le musée de Cluny, qui à l’époque tenait plus du foutoir et du cabinet de curiosité que de l’entreprise muséographique qu’il est devenu aujourd’hui. J’y retournais souvent. Ses toilettes, qu’on atteignait au sous-sol par un long escalier à droite du guichet, étaient devenues un épicentre de mes flâneries. C’était même dans le musée de Cluny que j’avais amenée N la deuxième fois que nous nous étions revus. C’était un mardi je crois, en tout cas le jour de la semaine où, à cette époque, un concert  de musique médiévale était donné à midi et demi. Ce jour-là, ma pause-déjeuner avait largement excédée la durée prévue par le règlement intérieur de l’entreprise qui m’employait. Mais ce n’était pas la première fois, car j’avais beaucoup répété cette visite – pour être sûr qu’elle se passerait bien. J’avais même prévu le chemin par lequel, depuis la Gare de Lyon où elle arriverait, nous rejoindrions le musée. Il passait par le pont d’Austerlitz puis le jardin des plantes  et spécifiquement par l’allée de droite que nous prendrions tout de suite à son entrée ; outre qu’elle longeait l’espace pour les enfant, cette allée avait l’intérêt majeur de passer devant certain arbre de Judée – c’était le moment de l’année où sortaient directement de son tronc les fleurs roses ; autant de petites flammes vives, comme si y circulait un gaz sous pression, qu’il s’en échappait par des trous d’épingles, pour s’enflammer immédiatement, dès le contact avec l’air ; trous minuscules percés peut-être par le bec effilé d’un oiseau invisible. Bien sûr, ce trajet bien préparé, tout autant que l’ensemble des répliques fort spirituelles que nous aurions échangées ne furent jamais respectés le jour où nous nous sommes revus – N est N et je reste moi ! Mais au moins cette phase effrénée de planification inutile avait-elle accru l’amitié que j’ai encore aujourd’hui avec le musée ; et son quartier ; et ceux que je dois traverser pour y arriver. 

Bref, mes retrouvailles effilochées avec N avaient, sans que je le comprisses*, allégé le poids de nuage sur mon hiver intérieur – Toujours malheureux, voilà que je ressentais le besoin de le rendre en texte ! Bientôt aux mêmes endroits que j’avais traversés à la limite du désastre, allaient me monter aux yeux des impressions de paix qui deviendraient plus tard les prémisses d’une véritable joie intérieure !  Je peux même dire où ce revirement à deux étages se déclara, en tout cas de la manière la plus éclairante. Pour le premier étage, encore dans le désastre intérieur, c’était après avoir remonté la rue Tiller, un matin où j’allais au travail, comme j’entrais dans la rue Gonnet depuis le faubourg Saint-Antoine. Au bout de cette rue, de l’autre côté de la rue de Montreuil dans laquelle elle se jette, des employés de JCDecaux, en combinaison de guerre bactériologique, attaquaient à la meule une armoire télécom – pluie d’étincelles, nuage de peinture caca, cri d’acier suraigu. Il flottait dans ce matin une agressivité anonyme, le monde avait décidé de se rendre invivable. J’avais rejoint la rue des boulets en remontant par la droite sur une vingtaine de mètres  la rue de Montreuil ; je descendais vers le boulevard Voltaire sur le trottoir de droite puisque ma destination était l’impasse Voltaire, cette fourche qui s’abouche au boulevard juste en face d’où la rue des boulets fait de même. Deux personnes au moins m’avaient heurté de l’épaule sans s’excuser, comme si je n’existais pas et, même, un pigeon s’était précipité vers moi, à hauteur du visage – j’avais fait un pas de côté pour l’éviter et en le suivant des yeux j’avais eu l’impression que sa tête se tournait vers moi, pour se moquer. Bref ! je n’avais pas l’esprit au bonheur ni à la galipette ! Puis, tournant la tête à gauche, j’ai vu ce grand morceau de ciel qu’ouvre dans les façades la voie de la cité Souzy, juste avant le bureau de poste : toute les nuances du gris y étaient mais aucune n’en ressortait qui puisse donner l’idée d’un volume – c’était un grand a-plat de peinture triste, qui montait d’entre la pierre claire de l’école maternelle à gauche et la brique de la poste, à droite ;  s’épanchait, ensuite en entonnoir au-delà des toits ; fixait dans son absence de profondeur le morceau de ville qu’il surmontait, et même la ville entière puisqu’il n’y avait plus que cet écran à s’opposer à mon regard – Je ne sais si c’est à ce moment ou plus tard que m’est venu à l’esprit l’idée d’une gigantesque langue de belle-mère sur laquelle les ailes de la vie cessaient petit-à-petit de battre. 

C’était bien triste – Ohlala ! Mais ce même jour, plus tard, des mots me sont venus en tête ; qui chevauchaient le souvenir de ces petits incidents ; et celui d’une autre journée, 1 ou 2 mois avant, quand, relégué à l’arrière de la grosse voiture de mon directeur commercial, fermant mes oreilles à la conversation qu’il tenait avec l’ingénieur commercial assis à sa droite, j’ai été sauvé par l’apparition d’une jeune prostituée. Elle avait l’air si jeune, si triste, appuyée contre le capot d’une BMW, au sortir de la porte Maillot ; les yeux et la bouche maquillés comme auraient pu l’être une fillette jouant aux grandes personnes ; entre le short très court et les bottes – même noir, même reflet de vinyle – le genou droit était couronné et la peau marbrée. Elle, seule, était vivante – une soeur à l’âme prisonnière – mais avec une âme.

Ces mots n’étaient pas forcément gais, mais ils existaient.

Arrachée à l’armoire Télécom
La poudre de peinture vieille
Noie la pluie d’étincelles.

Les scaphandriers Decaud 
Font sa peau à la rue.
La main de leur meule qui hurle 
M’attrape par la nuque 
Me colle au mur.
Larmes du jour :
Le Monde est pointu,
Il scalpe par les yeux

Les trottoirs sont noirs
Le ciel est sans goût.
Peintes à plat
Les maisons n’y sont
Que pour cacher l’union
Qui scotche l’horizon
– Au bout –
du tout étroit marchant
et de l’infini vide gris.

Pour donner volume 
à la triste ville plate, 
J’invoque l’impératrice 
– Porte Maillot –
Qui attend le client
Debout contre un capot.
La jeune putain souveraine
Regard ailleurs, réveillée à peine.

Réveillée à peine
Des jeux des enfants
Qui croient qu’un “ C’est ” 
Vaut moins qu’un “ je serais ”.
Peau marbrée, 
genou couronné 
Signent sa royauté 
entre bottes noires 
et short de vinyle.

l’acier de l’armoire Télécom
Débarrassée de sa peau vieille
Brûle les yeux, il étincelle

……..

* sans doute est-ce là la forme correcte – l’imparfait du subjonctif – mais je crois bien que c’est la dernière fois que je l’utilise – je ne peux que son « isses » ne soit pour moi un phlegmon qui défigure la phrase et je jure que dorénavant je le remplacerais toujours par le présent, soit ici « comprenne »

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